C'est une déroute dont même les grands minéraliers européens, le suisse Nestlé et le français Danone, n'auraient osé rêver. C'est pourtant bien « the real thing », comme le clame le slogan du groupe américain : Coca-Cola a décidé de repousser sine die le débarquement de son eau en bouteilles Dasani en Europe. Après les déboires du lancement au Royaume-Uni, le leader mondial des boissons non alcoolisées a préféré annuler une commercialisation programmée pour avril en France et pour mai en Allemagne.
Depuis deux ans et demi, les équipes de Coca-Cola travaillaient d'arrache-pied dans les trois pays, chacune de son côté, à l'élaboration d'un positionnement commercial de Dasani qui soit propre aux spécificités de leurs marchés. Au rancart, le centralisme quasi légendaire de la « world company », où le moindre écran publicitaire était décidé, il y a quelques années encore, au QG d'Atlanta ! Cinq mois avant le lancement en France, la puissante machine se met progressivement en route. « Fuites » dans « LSA » _ l'hebdomadaire lu par tous les acheteurs de la grande distribution _, film publicitaire concocté spécialement pour l'Hexagone et inspiré de Jean-Luc Godard : avant même la mise à disposition du produit, l'artillerie « co*ke » a déjà généré plus de 600 articles de presse. Sans que le moindre consommateur ait pu apercevoir le profil d'une bouteille Dasani et encore moins la goûter, l'industriel est parvenu à entretenir la curiosité autour d'une nouvelle eau sur un marché pourtant mature où 94 % des foyers consomment en moyenne 148 litres par habitant, un record mondial juste derrière l'Italie. Un rouleau compresseur dont Nestlé et Danone, malgré leur domination de plus de 60 % d'un marché constituant leur vache à lait, surveillent avec attention la progression.
Syndrome Perrier
Mais, à la surprise générale, la machine se grippe subitement. C'est d'abord, au début du mois, la campagne orchestrée par les compagnies d'eau au Royaume-Uni contre Dasani. L'« eau du robinet » en bouteilles vendue « 3.000 fois plus cher » que la vraie est noyée sous les sarcasmes des médias britanniques. Ce raté sera suivi, trois semaines plus tard, par un autre, bien plus décisif car touchant à l'image de qualité du produit et à la sécurité alimentaire. Sans doute encore marqué par la crise des canettes contaminées en 1999, Coca-Cola décide « volontairement » de retirer les 500.000 bouteilles du marché britannique à cause de la présence, au-dessus du seuil légal, d'une substance chimique potentiellement cancérigène. Dans un premier temps, malgré ses difficultés à la faire référencer dans certaines enseignes, la filiale hexagonale maintient le lancement de Dasani, qui est en France, selon la terminologie officielle, une « boisson à l'eau minérale naturelle rééquilibrée en calcium et en magnésium » et qui provient d'une source belge. Avant que le siège d'Atlanta n'arrêtent les frais.
Comment quelques grains de sable ont-ils pu faire dérailler une mécanique qui avait, en quatre ans à peine, hissé Dasani au deuxième rang des marques d'eau en bouteilles aux Etats-Unis, et à la dixième place mondiale (en volume) ? La crainte d'un « syndrome Perrier », qui, treize ans après l'affaire du benzène aux Etats-Unis, n'a toujours pas retrouvé ses volumes d'antan ? Le manque d'expérience du géant des boissons gazeuses dans l'eau ? Coca-Cola trempe pourtant un orteil en Espagne depuis trois ans, où son eau BonAqua a du mal à dépasser 1 % du marché. « Coca-Cola a beaucoup appris en trois ans. L'adoption d'une stratégie différenciée par pays montre qu'il a compris qu'il n'existait pas un "marché européen", mais qu'il y avait plusieurs sortes de consommateurs d'eaux », commentait récemment le patron de Nestlé, Peter Brabeck-Letmathe. Tous les groupes, de Danone à Castel (Cristaline), avaient pris la menace au sérieux, préparant pour certains des lancements ou renforçant, pour d'autres, leur dispositif marketing.
Publicité
Mélange des genres
Le concept lui-même avait étonné les minéraliers. « Je ne comprends pas pourquoi ils veulent utiliser la même marque pour des produits différents _ eau purifiée et eau de source _, surtout dans des pays, comme la France, où l'image de l'eau naturelle joue un rôle extraordinaire », observait le patron de Nestlé, Peter Brabeck, au moment où la presse britannique tournait Dasani en dérision. Bien que fabriquant eux aussi des produits purifiés comme Coca-Cola au Royaume-Uni et aux Etats-Unis _ ces eaux représentent deux bouteilles sur cinq dans le monde _, les groupes évitent, en Europe, de mélanger les genres. Lorsque Nestlé Waters utilise sa marque Aquarel sur des bonbonnes d'eau, il s'agit d'eau de source, et pas d'eau purifiée, même si la législation interdit de le mentionner clairement.
En retirant Dasani, Coca-Cola a peut-être voulu protéger une marque qui n'a pas eu le temps d'imprimer négativement les esprits. Après ces événements, elle n'a en effet qu'une notoriété de 2 % en France. « Je pense que Dasani sera lancé en Europe après un court intervalle de temps. Il y a de bonnes chances qu'elle soit relancée au Royaume-Uni sous la forme d'une eau de source », estime le rédacteur en chef de la revue américaine « Beverage Digest ». « Paradoxalement, suspendre le lancement en Europe peut être très positif pour l'image du groupe, observe Georges Lewi, directeur général de High Co. Institute, centre de recherche et de formation sur la marque. Cette décision montre au public que la "world company" est humaine, et donc faillible. Le consommateur a tendance à penser que l'on peut faire confiance à une entreprise disant : lorsque je fais une erreur, j'arrête. »